Qu'est-ce que le contrepoint?
Dès son apparition au début du XIVe siècle, et jusqu'à la fin de la Renaissance, le contrepoint régit l'enchaînement des consonances dans un contexte d'improvisation. L'idée romantique, mais toujours présente, selon laquelle cet art se rapporte d'abord et avant tout à l'aspect horizontal de la musique est «aussi illusoire que trompeuse» (Sachs et Dahlhaus 2001, 561). En effet, selon les musiciens qui l'ont imaginé :
«Le contrepoint n'est rien d'autre que la mise d'un point contre un point, ou la mise ou le chant d'une note contre une note, et il est le fondement du déchant. Et puisque l'on ne peut construire sans d'abord faire la fondation, ainsi l'on ne peut déchanter sans d'abord faire le contrepoint» (Muris [v.1340], 60).
«Le contrepoint est un accord de voix, modéré et rationnel, fait par la mise en place d'un son contre un autre [...]» (Tinctoris 1477, I, 14).
«Le contrepoint est l'art de former des sonorités harmonieuses au moyen d'intervalles appropriés [...]» (Gaffurius 1496, III, 206r).
«[Le c]ontrepoinct [...] est de faire accords note contre note» (Menehou 1558, B4r).
«[Le contrepoint] se fait note contre note, ce que l'on appelle simple contre-point [… Il] consiste particulierement en ce que les notes de chaque partie doivent faire de bons accords ensemble, et que les passages d'une consonance à l'autre doivent être agréables et bien pratiquez» (Mersenne 1636, II, 256).
«Par le terme de Contrepoint, il faut entendre l'Harmonie, qui est l'assemblage de deux ou plusieurs voix, ou parties distantes l'une de l'autre par des intervalles commensurables» (Masson 1705, 31).
C'est sur les notions d'accord, d'enchaînement et d'harmonie qu'insistent les théoriciens de l'époque, et rien d'autre. Il est donc étonnant de voir à quel point cette fausse idée du contrepoint est toujours ancrée dans les esprits, et à quel point il est difficile de la faire disparaître. On ne le répètera jamais assez : «l'aspect linéaire [du contrepoint] est aussi accessoire (c'est-à-dire subsidiaire, mais non négligeable) qu'il l'est dans la théorie de l'harmonie», «la mélodie créée par l'opération contrapuntique étant secondaire en regard des principes qui gouvernent la succession des dyades» (Bent 1998, 27 ; 2003, 73). Et quoique cela puisse paraître contraire à la qualité linéaire évidente de la musique du Moyen-âge et de la Renaissance, c'est simplement que cette dimension relève d'un tout autre domaine, celui du plain-chant.
Enfin, il ne faut pas se surprendre de l'emploi des termes «accord» et «harmonie» pour décrire les sonorités de la musique contrapuntique. Certainement, il ne s'agit là ni d'une licence poétique ni d'un anachronisme. Bien avant que les principes de l'harmonie tonale ne soient codifiés, toute réunion de deux sons concordants était appelée accord, et la superposition de deux accords engendrait à son tour une harmonie. Comme le dit un disciple de Guillaume de Machaut à propos du musicien spéculatif de son temps : «le plus rude homme du monde, […] supposé ore qu'il n'eust pas la voix habile pour chanter […], pourroit congnoistre les accors ou discors avecques tout l'art d'icelle science» (Deschamps 1392, 270). Quant à l'harmonie, «elle est differente de la consonance [...] en ce que Harmonie contient du moins deux consonances, et consonance n'est autre chose qu'un accord : comme on diroit, une quinte est un accord ou consonance […]. Mais si vous sonnez dessus la quinte une quarte, ou une quinte entre les deux extremes de la double, c'est une harmonie composée de deux consonances» (Tyard 1587, 44r).