Ornementation du contrepoint
10. De l'ossature contrapuntique aux «fleurs musicales»
Une fois l'ossature contrapuntique imaginée, l'ajout de «fleurs de musique mesurée» sur toutes ou la plupart des notes fondatrices vient compléter la construction musicale. Au Moyen-âge, comme à la Renaissance, l'improvisation de passaggi, c'est-à-dire d'ornements intercalés entre deux notes structurelles, est une tâche à laquelle tout musicien professionnel doit se livrer quotidiennement et pour laquelle ses études l'ont amplement formé. En plus d'apporter de la variété (varietas), cette pratique lui permet en outre de mettre un peu de sa personnalité dans son interprétation.
Au fil des siècles, plusieurs auteurs ont tenté de codifier cette pratique, à dessein d'en rendre les «secrets» accessibles au plus grand nombre. Ainsi, Petrus (1336, 519-533) et Johannes de Muris ([v.1340], 62-68) proposent-ils, pour chacune des quatre mensurations, diverses façons d'embellir la partie de contrapunctus (voyez la section Analyse). Mais l'un des ouvrages les plus importants sur ce sujet est certainement le Fontegara (1535) de Sylvestro di Ganassi, dont voici quelques extraits :
Ex. 10.1 - Exemples de passaggi
(Ornementation d'un mouvement de 2de ascendante)
(Ornementation d'un mouvement de 4te ascendante)
(Ornementation d'un mouvement de 5te descendante)
Ainsi, comme le font de nos jours les musiciens jazz, les chantres improvisateurs-compositeurs du passé mémorisaient une multitude de motifs mélodiques pouvant ensuite être utilisés dans des contextes musicaux spécifiques. C'est ainsi que Johannes Frosch, par exemple, recommande à l'élève de tenir un petit livre où il notera les plus beaux passages des oeuvres des maîtres, «de manière à ce que, au besoin, tu les aies à portée de la main, lesquels tu emploieras à ta guise et, en temps opportun, inséreras dans ta propre chanson» (1535, 31r). Le théoricien espagnol Francisco de Montanos (1592, 10r-10v), notamment, nous en donne quelques exemples concrets, dont en voici deux :
Ex. 10.2 - Ornementation du contrepoint
§ Ici, une ossature contrapuntique (un duo canonique fait de six semi-brèves) est ensuite ornementée de deux façons différentes.
Enfin, il ne semble pas inutile de rappeler que, jadis, l'apprentissage du contrepoint se faisait parallèlement à celui du latin et débutait dès le plus jeune âge. Il est aisé, par l'étude des traités théoriques qui nous sont parvenus, d'en voir les grandes étapes :
(1) Les jeunes choraux apprenaient d'abord à improviser en faux-bourdon ; c'est-à-dire que, placés au lutrin et lisant intérieurement un plain-chant (chanté par leur maître), ils le reproduisaient les uns à la tierce, les autres à la sixte, créant ainsi une harmonie simple faite exclusivement de mouvements parallèles.
(2) Une fois le faux-bourdon maîtrisé, venait ensuite la pratique du contrepoint simple à proprement parler, obtenu par l'emploi de tous les intervalles consonants et des trois mouvements mélodiques possibles (parallèle, contraire et oblique).
(3) Enfin, les jeunes choraux s'exerçaient au déchant en ornant leurs contrepoints de «fleurs musicales». À ce stade des études contrapuntiques, une fois cette «troisième langue» acquise, il leur était loisible d'improviser les mélodies fleuries sans devoir penser outre mesure à l'ossature «note contre note» sous-jacente, tel un locuteur natif qui peut énoncer une phrase complexe sans devoir penser à la structure «sujet-verbe-complément». Comme le dit Juan Bermudo, il se trouve «des hommes qui sont si expérimentés dans [l'art du contrepoint...] qu'ils le font à plusieurs voix, en imitation et si adroitement que [leur improvisation] semble être la composition la plus recherchée du monde [...]» (1555, 128r).